Dans l’arrêt rendu le 9 décembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») annule la décision de la Commission européenne rendant obligatoire l’engagement de Paramount de ne plus imposer de clauses de géoblocage à la chaîne anglaise Sky UK et tranche en faveur de Canal +.
Paramount Pictures International Ltd et sa société mère, Viacom Inc. (ci-après, dénommées ensemble, « Paramount »), ont conclu avec les principaux télédiffuseurs de contenu payant de l’Union européenne, (ci-après « UE ») parmi lesquels figurent Sky UK Ltd et Sky plc (ci-après, dénommées ensemble, « Sky ») ainsi que le Groupe Canal + SA (ci-après « Canal + »), des accords de licence sur des contenus audiovisuels.
Le 13 janvier 2014, la Commission européenne ouvre une enquête contre Paramount au sujet de ces accords de licence. Elle souhaite en effet vérifier leur compatibilité avec l’Article 101 du TFUE [1]et l’Article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen [2] soupçonnant qu’ils portent atteinte à la fourniture de services de télévision payante dans l’Espace économique européen (ci-après « EEE »).
Le 23 juillet 2015, la Commission européenne adresse à Paramount une communication de griefs relative à deux clauses figurant dans les accords de licence conclus avec Sky, dont :
- L’interdiction faite à Sky UK d’autoriser l’accès, par satellite ou en ligne, des consommateurs européens résidant en dehors du Royaume-Uni et d’Irlande aux œuvres cinématographiques objets du contrat ;
- L’engagement de Paramount de faire en sorte que les télédiffuseurs autres que Sky UK ne puissent pas proposer leurs services de télévision payante au Royaume-Uni et en Irlande.
Pour éviter une sanction, Paramount propose de prendre des engagements, dont celui :
- De ne pas exécuter ni faire appliquer les clauses litigieuses contenues dans les contrats existants, pour tout télédiffuseur au sein de l’EEE ;
- De ne pas introduire ou réintroduire de telles clauses dans les contrats de diffusion sous licence d’œuvres cinématographiques en tant que contenu télévisuel payant conclus ou à conclure avec tout télédiffuseur de l’EEE.
Le 26 juillet 2016, la Commission européenne rend une décision dans laquelle elle accepte ces engagements (ci-après « la décision litigieuse »).
Suite à cette décision, Paramount notifie ses engagements à ses autres cocontractants, notamment à Canal +.
Cependant, Canal + considère que ces engagements, parce qu’ils ont été pris dans le cadre d’une procédure impliquant uniquement la Commission européenne et Paramount, ne lui sont pas opposables.
Par conséquent, Canal + saisit le Tribunal de l’Union européenne (ci-après « TUE ») d’un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse, mais il est débouté (Trib. UE, 12 déc. 2018, Groupe Canal +, aff. T-873/16).
L’affaire est portée devant la CJUE.
Dans son arrêt du 9 décembre 2020, la CJUE tranche en faveur de Canal + après avoir constaté que l’appréciation effectuée par le TUE du caractère proportionné de l’atteinte à ses intérêts était entachée d’erreur de droit.
Dans son raisonnement, la Cour rappelle que dans le cadre de l’Article 9 du Règlement no 1/2003[3], la Commission européenne doit vérifier les engagements proposés par un opérateur non seulement sous l’angle de leur adéquation au droit de la concurrence (i), mais également au regard de leur incidence sur les intérêts des tiers, de manière à ce que les droits de ces derniers ne soient lésés (ii).
Or, ainsi que le TUE l’a pourtant lui-même constaté, le fait pour la Commission européenne de rendre obligatoire l’engagement d’un opérateur consistant à ne pas appliquer certaines clauses contractuelles à l’égard de l’un de ses autres cocontractants (en l’espèce Canal +), qui n’avait que la qualité de tiers intéressé, alors qu’il n’y a pas consenti, constitue une ingérence dans la liberté contractuelle dudit cocontractant allant au-delà des prévisions de l’Article 9 du Règlement no 1/2003.
En conséquence, la Cour conclut que l’arrêt du TUE est entaché d’une erreur de droit quant à l’appréciation du caractère proportionné de la décision litigieuse et juge qu’il y a lieu de l’annuler.
Pour finir, la Cour relève le caractère essentiel dans l’économie des obligations visant à assurer l’exclusivité territoriale accordée aux télédiffuseurs, mais elle souligne également que « de tels accords pourraient être de nature à mettre en péril le bon fonctionnement du marché unique ».
En tout état de cause, cet arrêt montre que les questions de territorialité des droits sont épineuses et atteste de la difficulté de trouver un équilibre entre :
- D’une part le décloisonnement les droits de propriété intellectuelle favorable aux utilisateurs, à l’image du Règlement 2017/1128 relatif à la portabilité transfrontière des services de contenu en ligne dans le marché intérieur [4] qui oblige les fournisseurs de service de contenu en ligne payant « à permettre à un abonné présent temporairement dans un État membre d’avoir accès au service de contenu en ligne et de l’utiliser de la même manière que dans son État membre de résidence, notamment en lui donnant accès au même contenu, sur la même gamme et le même nombre d’appareils, pour le même nombre d’utilisateurs et avec le même éventail de fonctionnalités »[5]
- Et d’autre part la protection territoriale des droits permettant d’éviter une pression à la baisse desdits droits.
Références de la décision : CJUE, 9 décembre 2020, Affaire C-132/19 P
Par Marie-Alix André et l’équipe IP/IT
Source : Curia
[1] Voir : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A12008E101
[2] Voir : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:21994A0103(01)&from=FR
[3] « Lorsque la Commission envisage d’adopter une décision exigeant la cessation d’une infraction et que les entreprises concernées offrent des engagements de nature à répondre aux préoccupations dont la Commission les a informées dans son évaluation préliminaire, la Commission peut, par voie de décision, rendre ces engagements obligatoires pour les entreprises. La décision peut être adoptée pour une durée déterminée et conclut qu’il n’y a plus lieu que la Commission agisse » (Article 9 du Règlement n°1/2003).
[4] Voir : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32017R1128&from=FR
[5] Article 3 du Règlement n°2017/1128
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